14- "J'ai vraiment cru qu'on avait fait tout ça pour rien. "


« À cet instant, j'ai vraiment cru qu'on avait fait tout ça pour rien. »
Eliz Drabenaugen, au bout du rouleau.


Même tenaillée par l'angoisse, Saï avait persisté dans sa tâche et décroché toutes les bannières sulnites. Elle avait même pris l'initiative de hisser un étendard rivenz qu'elle avait trouvé roulé dans un coin. Puis elle avait récupéré Kaolan qui lui faisait des signes depuis l'une des tours les plus élevées du château.

Alors qu'ils survolaient la cour pour s'assurer qu'il ne restait aucun soldat embusqué, un regain d'activité attira leur attention. Ils assistèrent à la sortie des prisonniers sulnites solidement encadrés par les résistants. Lorsqu'elle aperçut Eliz saine et sauve, Saï étouffa quelques sanglots nerveux, une main pressée contre sa bouche.

– Je t'avais dit qu'elle s'en sortirait, dit Kaolan en lui tapotant maladroitement l'épaule, tout aussi soulagé qu'elle.

Les menaces d'Eliz et les ordres réticents du prince Isfarak firent sortir les derniers groupes de soldats sulnites de leur cachette, les mains levées.

À l'est, le ciel commençait à pâlir et les étoiles s'éteignaient les unes après les autres. Tempête descendit vers les jardins et se posa à côté d'un bosquet de rosiers hérissé d'épines. Kaolan et Saï glissèrent de son dos pour se précipiter vers leurs amis.

– Emmenez-moi tout ça dans les cachots, et en vitesse ! ordonnait Eliz.

Elle poussa le prince devant elle, mais chancela sur ses jambes. Razilda la soutint aussitôt.

– Wolfang, prenez le relais, s'il vous plaît, lança-t-elle au bûcheron.

L'homme s'exécuta avec un froncement de sourcil inquiet. Lorsque Saï vit la cuisse d'Eliz maculée de sang, elle s'enflamma instantanément.

– Tu as décidé de perdre l'usage de ta jambe ou quoi ? Assieds-toi là-bas, je vais m'occuper tout de suite de ta blessure.

Eliz tenta de protester, cependant ses forces l'abandonnaient. Razilda la soutint jusqu'à un banc de pierre et l'aida à s'asseoir.

– Et vous ? lui jeta Saï. Vous n'auriez pas pu l'empêcher de forcer comme ça ?

Razilda leva un sourcil incrédule.

– Du calme, jeune fille, prendre de l'assurance, c'est bien, mais il ne faudrait pas exagérer, dit-elle sévèrement. Et tu sais à quel point elle est tête de mule.

– Ah ça...

– Je vous signale que je n'ai pas encore perdu connaissance, grogna Eliz, affalée sur le banc, je vous entends parfaitement.

Tempête s'approcha et Saï sortit sa trousse de soins de ses fontes. Voyant que ses amies étaient fort occupées, Yerón décida de suivre la troupe qui emboîtait le pas à Kay. L'ancien garde ouvrait la marche vers l'entrée des cachots. Si les prisonniers tentaient de se rebeller, son aide ne serait pas superflue. Kaolan l'accompagna alors qu'une poignée de résistants se plaçait en position défensive autour du banc.

Saï soigna la blessure d'Eliz avec toutes les connaissances qu'elle avait acquises, alternant les recommandations et les reproches sans aucune logique. Elle bandait avec soin sa cuisse lorsque son amie poussa un cri d'exclamation et eut des velléités de se dresser sur ses jambes.

– Eliz, voyons ! la réprimanda-t-elle. Que Lilan t'accorde un peu de patience, j'ai presque fini.

Mais lorsqu'elle vit l'expression d'Eliz et de Razilda, elle se retourna. Le rouleau de bandage qu'elle tenait atterrit sur les dalles de la cour et se déroula. Les résistants qui revenaient des geôles encadraient trois silhouettes à l'allure dépenaillée. Malgré leur visage hâve et creusé, leurs yeux immenses cerclés de cernes bruns, Saï les reconnut sans peine.

Oubliant sa patiente, la jeune fille courut se jeter au cou de Lyssa avant de saluer son père et Jabril.

– Qu'est-ce que vous êtes venus faire ici ? s'exclama-t-elle. On s'est posé beaucoup de questions quand on nous a parlé de « l'étrange machine volante » à Riven !

– Ma machine ! s'inquiéta aussitôt Ornwell. Où est-elle ? Qu'en ont-ils fait ?

Soutenue par Razilda, Eliz s'avançait en traînant la jambe. Elle pointa un doigt vers le ciel avec un sourire énigmatique.

– J'espère que vous nous pardonnerez, mais nous nous en sommes servis pour investir le château.

– Vraiment ? s'inquiéta l'inventeur. Je suis heureux qu'elle ait pu vous être utile, mais vous savez qu'elle n'est pas prévue pour le combat, n'est-ce pas ?

– Votre machine n'a rien, le rassura Razilda, elle a seulement servi de transport de troupes.

– De troupe ? J'espère que vous ne l'avez pas trop chargée. Combien étiez-vous ?

– Papa, ça suffit ! l'interrompit Lyssa en l'attrapant par le bras. On leur fera raconter ça plus tard. Assieds-toi sur ce banc, je vais voir si je peux te trouver à boire ou à manger. Eliz ?

– Eliz, les résistants dans les cachots aimeraient savoir qui libérer ou pas, rapporta Kaolan au même instant.

Une poignée de combattants apparut sur le perron qui menait au bâtiment principal en faisant de grands gestes.

– Capitaine ! Il y a du remue-ménage à l'entrée, votre présence est requise !

À toutes ses sollicitations, Eliz passa une main fatiguée sur son front.

– Très bien. Raz', conduis Lyssa aux cuisines, s'il te plaît, tu sais où elles se trouvent. Kaolan et Yerón, retournez aux cachots, interrogez les prisonniers et fiez-vous à votre jugement pour les libérer. Il vaut mieux faire sortir un coupable que de laisser un innocent y croupir. Moi, je vais aller voir à l'entrée.

Ses amis accueillirent ses consignes avec un bref signe de tête avant de s'éloigner.

– Je reste avec toi ! annonça Saï. Laisse-moi terminer ton bandage.

Ceci fait, les deux amies traversèrent la cour pavée qui les séparait du perron.

– Venez ! les pressa Josi qui avait visiblement pris la tête du groupe.

Elle les conduisit à travers le hall immense qui occupait tout le rez-de-chaussée du bâtiment principal.

La lourde porte d'entrée à doubles battants avait été laissée entrebâillée. Lorsque Eliz descendit les degrés qui menaient à la cour de terre battue, elle entendit des clameurs, ainsi que des chants qui retentissaient. Elle traversa la cour, encadrée de son escorte, jusqu'à la herse qui en barrait l'entrée. Elle distingua avec appréhension la masse sombre de la foule qui se pressait à la grille. Alors qu'elle approchait, les cris changèrent et elle crut entendre scander son nom.

– Ils t'acclament ! frétilla Saï à côté d'elle.

– Mais non, voyons, impossible, marmonna-t-elle.

Quand elle arriva à la herse, elle ne put plus en douter. Au premier rang, de l'autre côté de la grille, les visages réjouis d'Orage et de Faucon l'attendaient.

– Capitaine ! s'écrièrent-ils avec un bel ensemble.

– Que faites-vous ici ? Pourquoi tous ces gens sont-ils là ?

– On a mobilisé les anciens des Gardes !

– Et tous les citoyens qui voulaient aider !

– Les gens se sont rassemblés quand ils ont vu l'étendard des Soltanhart flotter à nouveau sur le palais !

Orage dut élever la voix pour se faire entendre par-dessus les cris et les chants.

– On a un cadeau pour vous ! Regardez qui on a intercepté alors qu'il tentait de fuir par une poterne !

Faucon fit un signe derrière lui et la foule s'écarta pour laisser passer un Sulnite de très grande taille maintenu par deux hommes.

– C'est le gouverneur Eskandar ! précisa Orage devant l'air interloqué d'Eliz.

Sur un signe de la guerrière, son escorte entreprit de relever la herse.

– Ceux qui veulent se battre peuvent rester, les autres, rentrez chez vous ! lança-t-elle à la foule hésitante.

– Nous avons éliminé quelques patrouilles en ville, déclara Faucon. Depuis que le gros des troupes a quitté la capitale, les Sulnites ne sont plus si nombreux. Nous pouvons facilement les déborder. Les gens n'ont plus peur, ils reprennent espoir !

Des cris et des vivats s'élevèrent de la foule. Eliz sourit.

– Le prince sulnite est en notre pouvoir ! annonça-t-elle à voix forte. Avec lui et le gouverneur, nous devrions pouvoir négocier la fin des combats ! Nous devons pourtant nous montrer prudents. Il peut rester des troupes sulnites embusquées dans le château, et en ville. Ne baissons pas trop vite notre garde.

Elle posa un regard soucieux sur le gouverneur Eskandar. Il se tenait très droit, le menton relevé. Son attitude n'était pas celle d'un vaincu et Eliz s'en sentit mal à l'aise.

– Emmenez-le à l'intérieur ! ordonna-t-elle.

Armés de bâtons, de pelles, de dagues et même d'épées, les citoyens les plus téméraires entrèrent dans le château à la suite du gouverneur prisonnier. Les autres furent renvoyés chez eux avec pour consigne de motiver leurs voisins à la résistance passive.

Le cortège autour d'Eliz traversa à nouveau la cour, puis le hall d'entrée avant de rejoindre la cour intérieure. Des groupes de résistants y discutaient, éparpillés entre les bosquets et les massifs. Parmi eux, les prisonniers libérés se reconnaissaient aisément à leur teint blafard et à la saleté de leurs vêtements. L'arrivée des renforts sur les talons d'Eliz fit sensation. Les groupes s'ouvrirent pour absorber les nouveaux venus.

– Venez, venez ! lança Wolfang qui faisait partie des meneurs. Nous allons vous expliquer la situation !

Eliz, quant à elle, se dirigea droit vers ses compagnons. Ils entouraient Jabril et leurs amis jultèques qui croquaient des poires chapardées dans les cuisines.

– Je vous présente le gouverneur Eskandar, annonça-t-elle en désignant derrière elle le grand Sulnite hautain.

Razilda le détailla longuement en silence, sourcils froncés. D'un bond, Ornwell se releva du banc. Ses yeux lançaient des éclairs.

– C'est lui ! s'exclama-t-il plein de rancune, c'est lui qui nous a reçus, mais n'a rien voulu entendre. Il a préféré nous jeter en prison pour pouvoir voler ma machine !

Le gouverneur toisa le vieil homme.

– Il était pourtant évident que nous ne pouvions laisser un tel engin parcourir nos terres sans supervision, lâcha-t-il. Un homme intelligent tel que vous aurait pu s'en rendre compte tout seul.

– Pardon ? « Vos terres » ? s'étrangla Eliz.

Malgré ces fortes paroles, le gouverneur jetait des regards de plus en plus nerveux autour de lui. L'inventeur serra les dents et les poings sans répondre.

– Qu'allons-nous faire de lui ? demanda finalement Razilda.

– L'enfermer comme les autres ? proposa Yerón.

Bras croisés, Eliz secoua la tête.

– Il n'y a pas de temps à perdre. Nous devons tout de suite mettre notre plan à l'œuvre. Même en ayant aucune nouvelle de l'armée de Son Altesse, si nous avons une chance d'arrêter les combats, nous devons essayer.

Elle leva les yeux vers la forme sombre de l'aéronef qui oscillait au-dessus des toits du château.

– Avec votre permission, Maître Ornwell, nous pourrions utiliser encore une fois votre machine pour emmener nos otages jusqu'au champ de bataille et négocier leur capitulation.

L'inventeur jeta un regard noir au gouverneur.

– Volontiers, ma machine et mon équipage sont à votre disposition.

L'équipage en question acquiesça avec enthousiasme.

– C'est bien pour ça que nous sommes venus, ajouta Jabril avec un sourire mystérieux.

Saï se tourna vers lui avec étonnement, toutefois, elle n'eut pas le temps de l'interroger. Chacun s'activait déjà. Eliz héla Kay qu'elle vit désœuvré.

– Va me chercher le prince Isfarak, lui demanda-t-elle. J'ai aussi besoin de chaînes pour entraver les deux prisonniers.

Pendant qu'il s'exécutait, Eliz rassembla les combattants qui erraient dans les jardins. Elle grimpa sur un muret pour expliquer leur projet. Tous se turent dès qu'elle éleva la voix. Elle désigna plusieurs responsables pour la remplacer en son absence. Wolfang, Faucon, Orage et Josi en faisaient partie.

Enfin, Kay revint, poussant devant lui le prince entravé. Il portait sur l'épaule une seconde paire de chaînes. Perchée sur le dossier d'un banc, Razilda observait leur approche, puis elle tourna la tête vers le gouverneur. Il se redressa à la vue de son dirigeant. L'angle de sa mâchoire se détendit. Intriguée, Razilda se leva. Les mains dans le dos, elle contourna les deux hommes pour assister à leur face-à-face. Le regard du prince vacilla avant de s'affermir. Le gouverneur s'inclina, une main sur le cœur. Le prince lui rendit son salut d'un hochement de tête. Eliz prit les chaînes tendues par Kay et les referma autour des poignets d'Eskandar avec un claquement sec.

– C'est parfaitement inutile, dit celui-ci avec morgue. Je n'ai que peu de valeur par rapport à notre seigneur.

– C'est ce que vous aimeriez nous faire croire, intervint Razilda. Vous préféreriez sûrement que l'on vous laisse ici, en emmenant le prince Isfarak.

Le gouverneur haussa les épaules.

– Si vous avez envie de vous encombrer de plusieurs prisonniers, c'est votre affaire. Seul Son Altesse a le pouvoir d'arrêter le conflit.

Razilda s'avança et s'assura de capter le regard d'Eliz.

– Certainement, dit-elle. Mais cet homme n'est pas le prince.

Des cris de stupeur saluèrent cette affirmation.

– Comment ça, ce n'est pas le prince ? s'insurgea Eliz.

– Qui ce serait ? demanda Yerón.

Razilda haussa les épaules.

– Très probablement une doublure. Depuis tout à l'heure, je trouve que quelque chose qui sonne faux dans leur attitude à tous les deux. Le gouverneur a eu l'air étrangement soulagé lorsqu'il l'a vu apparaître. Il devait être incertain quand on a annoncé détenir le prince.

– C'est parfaitement ridicule, tenta le supposé Isfarak en se redressant d'un air hautain.

Mais le mal était fait. Même si personne ici ne savait à quoi ressemblait le prince Isfarak, Razilda avait permis au doute de s'insinuer.

Eliz serra les poings. Ses épaules se soulevèrent de rage et elle marcha droit sur la doublure. Elle l'attrapa par le devant de sa chemise.

– Où est-il ? lui hurla-t-elle en le secouant. Où est votre prince ?

Laissant alors tomber la comédie, l'homme ricana.

– Vous pensez vraiment qu'après avoir pris toutes les précautions pour qu'on le croie encore ici, Son Altesse nous aurait donné cette information ? Vous le sous-estimez lourdement.

Eliz le repoussa violemment et l'homme chancela de quelques pas en arrière.

– Enfermez-les tous les deux, demanda-t-elle à Kay et ceux qui l'accompagnaient. Ils ne nous sont d'aucune utilité. D'ailleurs, s'ils ne détiennent aucun renseignement digne d'intérêt, peut-être pourrions-nous envisager une exécution publique dans la journée.

– Comment ? Vous ne pouvez pas faire ça ! se révolta le gouverneur pendant qu'il était emmené vers les cachots.

– Je suis sûre que tout est déjà prêt, c'était un peu votre truc, les exécutions publiques, non ? lui lança Eliz.

Les quolibets et les coups de sifflet moqueurs escortèrent les deux Sulnites jusqu'à la tour.


Eliz tremblait d'une fureur qu'elle peinait à maîtriser. Sans le prince, ils n'avaient aucun pouvoir, aucun levier pour faire cesser les combats et négocier la paix. Autant dire que tous leurs efforts de la nuit avaient été vains. Elle se détourna de ses compagnons et envoya voler un caillou d'un violent coup de pied.

Une main apaisante se posa alors sur son épaule.

– Calme-toi, dit Razilda. Tout n'est pas perdu.

La bouche d'Eliz se tordit amèrement.

– Depuis quand c'est toi la plus optimiste de nous deux ? Que veux-tu qu'on fasse maintenant ?

– Rassemble tout le monde, continua Razilda sans se démonter. Nous avons besoin de l'aide de toutes les bonnes volontés. Tu sais quelles sont les premières choses à faire quand on souhaite réunir des informations sur une personne ? Interroger ses serviteurs quand elle en a, et fouiller ses poubelles. Aujourd'hui, on va se contenter des serviteurs. Ils remarquent toujours plus de détails que ce que leurs maîtres s'imaginent. Nous sommes loin d'avoir dit notre dernier mot. Commençons par questionner le personnel du palais.

Eliz leva les yeux vers le sourire tranquille de la Jultèque. Elle couvrit sa main de la sienne et acquiesça.

Elle grimpa à nouveau sur le muret qui délimitait les premières platebandes du jardin et demanda l'attention de tous. Elle expliqua sans fard à ses combattants la situation dans laquelle ils se trouvaient. Des cris furieux saluèrent la nouvelle. Eliz ne leur laissa pas le temps de s'indigner. Elle identifia tous ceux qui connaissaient le palais, anciens gardes et serviteurs remerciés, puis elle composa des groupes en y mêlant combattants et civils dans diverses proportions.

– Vous, vous allez réunir tous les habitants du château dans la salle du Conseil, ordonna-t-elle. Nous allons tous les interroger sur le prince Isfarak, ses habitudes et s'ils ont remarqué des changements dans son comportement. Nous devons le retrouver à tout prix, je compte sur votre efficacité ! Les autres, vous passerez au peigne fin le palais. D'après les informations que Razilda a pu obtenir de l'un des gardes du faux prince, il doit rester moins d'une douzaine de soldats sulnites à débusquer. Kay, je te laisse organiser les recherches. Si besoin, n'oubliez pas que le gouverneur est notre otage, et que nous ne garantissons pas sa sécurité en cas de résistance massive. Soyez prudents !

Après ce discours, la foule qui occupait la cour intérieure s'éparpilla. Certains furent assignés à la surveillance de l'entrée. Le jour se levait et bientôt, l'activité quotidienne et les allées et venues reprendraient leur cours. D'autres restèrent en faction au poste de garde des cachots. Les meilleurs archers investirent les remparts tandis que tous les autres disparurent dans le château.

Saï et Kaolan décidèrent de rester à l'extérieur. Montés sur Tempête, ils avaient prévu de surveiller le château et ses abords depuis le ciel. Maître Ornwell demanda à être guidé jusqu'au toit pour y récupérer son aéronef et le faire atterrir dans la cour. Jabril et Lyssa l'accompagnèrent évidemment et ce fut Yerón qui se chargea de leur montrer le chemin à travers les escaliers et les couloirs du palais. Quant à Razilda, elle dut déployer des trésors d'ingéniosité pour proposer à Eliz des occupations qui n'impliqueraient pas de retourner occire des Sulnites, telles que se reposer ou attendre que le personnel du palais fût réuni.

***

La salle du Conseil était une grande pièce lumineuse aux murs clairs. D'épais tapis étouffaient les pas des arrivants à mesure que les résistants les y rassemblaient. Yerón, Razilda et Eliz s'étaient installés à la lourde table, longue d'au moins deux toises, qui en occupait le centre. Les uns après les autres, serviteurs et fonctionnaires s'avançaient vers eux pour répondre aux questions. Ceux qui attendaient leur tour se massaient devant les larges fenêtres qui donnaient sur le jardin intérieur pour assister aux manœuvres d'atterrissage de l'aéronef. Toutes les petites mains sans lesquelles le château ne fonctionnerait pas étaient réunies. Les serviteurs sulnites arrivés avec le prince s'étaient spontanément regroupés dans un coin de la pièce, l'air sombre et buté. Supposant qu'ils mettraient toute la mauvaise volonté possible à répondre à leurs questions, Eliz avait laissé leur interrogatoire pour la fin.

Le bourdonnement des discussions emplissait la pièce. Il y avait tant à raconter sur les événements de la nuit ! Celui-ci avait entendu des cavalcades dans les couloirs, celle-là avait observé la progression des résistants sur les remparts cachée derrière les rideaux de la salle de bal. Chacun avait son mot à dire. Toutefois, ce n'était pas pour relater leur version de l'assaut nocturne du château qu'ils avaient été rassemblés ici.

– Ça fait bien une vingtaine de jours que j'ai régulièrement des plats qui reviennent en cuisine, expliquait une fille de cuisine. Je me suis dit qu'au début il faisait semblant d'aimer notre cuisine pour paraître aimable, et qu'il avait fini par laisser tomber la comédie.

– Si j'ai remarqué quelque chose de différent ? disait un valet timide. Pas trop, non. Vous savez, les Sulnites se ressemblent un peu tous pour moi. Grands, bruns, qui vous toisent d'un air grincheux...

Le secrétaire qu'interrogeait Yerón était bien plus bavard.

– Ces derniers temps, on le voyait beaucoup moins. À son arrivée, il a voulu fourrer son nez partout, exactement pareil que ce que nous avait fait le gouverneur Eskandar. J'ai dû lui ouvrir plusieurs fois la salle des archives. Il avait toujours l'air très fébrile quand il en ressortait. Puis, il y a une vingtaine de jours, plus rien. J'imagine qu'il a dû trouver ce qu'il voulait. Je ne l'ai plus aperçu que de loin, depuis.

Un seul mot que l'homme avait prononcé avait suffi à allumer une vive lueur dans les yeux de Yerón.

– Les archives, vous dites ? répéta le jeune homme en se penchant par-dessus la table. Vous pourriez m'y conduire ? Vous savez quels documents le prince a consultés ?

– Je devrais pouvoir les retrouver. Vous voulez y aller tout de suite ?

– Évidemment ! dit Yerón, déjà debout. Nous n'avons pas de temps à perdre.

Lorsque Eliz vit le jeune homme qui s'engouffrait entre les battants ouverts de la porte, elle l'interpella.

– Hé, Yerón, tu désertes ton poste ?

– J'ai une piste ! cria-t-il sans s'arrêter. Je vais aux archives !

Yerón emboîta le pas au petit secrétaire qui le conduisit à travers les couloirs du palais.

– Les archives sont dans la tour nord-ouest, expliqua celui-ci. C'est là que les Armes de Loyauté étaient entreposées il y a des siècles, avant d'être transférées dans un lieu tenu secret.

Le jeune homme prit un air intéressé, mais il ne put complètement effacer le sourire suffisant de celui qui en savait davantage.

Alors qu'ils traversaient un petit hall, le fracas des lames qui s'entrechoquaient résonna non loin d'eux. Le secrétaire sursauta de frayeur en entendant les cris des combattants si proches. Yerón vint s'intercaler entre son guide et la source du vacarme.

– Ne vous inquiétez pas, assura-t-il en étendant le bras, je vous protège.

Mais à travers l'arche qui menait à une pièce en contrebas, il ne vit que des ombres déformées qui s'agitaient sans se soucier d'eux. Les résistants devaient avoir débusqué des soldats sulnites qui se cachaient encore dans le palais.

– Hâtons-nous, pressa-t-il en attrapant le secrétaire par le bras.

Ils parcoururent un dernier tronçon de couloir avant d'arriver à une porte dans le mur arrondi de la tour. Le secrétaire l'ouvrit grâce à une petite clé qu'il sortit d'une poche intérieure de son pourpoint. La porte grinça et Yerón franchit avec impatience les quelques degrés qui menaient aux archives.

Il frissonna en pénétrant dans la vaste pièce circulaire aux relents d'humidité. Par les fenêtres en ogives qui se découpaient sur toute la hauteur de la tour, la lumière du matin illuminait les placards, bibliothèques et étagères qui tapissaient la pièce. Un escalier collé au mur menait aux étages supérieurs en anneaux, protégés d'une rambarde. Lorsque Yerón levait la tête, il pouvait apercevoir le sommet de la tour à travers la découpe circulaire au centre de chaque niveau. Cette conformation garantissait un maximum de lumière dans toute la tour, mais aussi l'impossibilité de la chauffer correctement. Un monte-charge fixé à une poulie permettait la circulation des ouvrages entre les étages.

– Installez-vous, invita le secrétaire en désignant un des gros fauteuils rebondis auprès d'une table de travail. Je vais essayer de retrouver les documents qui intéressaient le prince Isfarak.

Le petit homme croisa les bras et caressa sa barbichette dans une pose d'intense réflexion.

– Il s'agissait de très anciens écrits. J'ai dû aller les chercher tout en haut... Voyons, de quelle époque dataient-ils exactement ?

– Antérieurs ou postérieurs au règne de Judith Ire ? demanda Yerón autant pour aider que pour faire étalage de ses connaissances toutes fraîches en matière de succession rivenz.

Le regard du secrétaire s'illumina.

– C'est tout à fait ça, merci ! s'écria-t-il en se frappant le front de sa main. Les documents qu'il a le plus appréciés dataient bien du règne de Judith Ire. Je vous les amène tout de suite.

Le petit homme grimpa à l'assaut des escaliers. Yerón le regarda s'éloigner en se frottant la joue d'un air incrédule. S'était-il vraiment passé tant d'événements palpitants lors du règne de Judith Ire l'Unificatrice ? Ou bien y avait-il une excellente raison si tous les marqueurs pointaient dans sa direction ?

Le secrétaire revint avec une pile de documents qu'il déposa avec soin devant le jeune homme.

– Ce ne sont que les derniers ouvrages qu'il a consultés, expliqua-t-il. Ceux parmi lesquels il a paru trouver son bonheur. Si cela ne vous convient pas, je peux vous retrouver les précédents. Ils balayent plus large.

Yerón le remercia et le petit secrétaire prit congé avec un bref salut. Avec soins, le jeune érudit attira à lui le premier livre de la pile et l'ouvrit avec un craquement. L'urgence était de mise, aussi eut-il recours à une de ses techniques les plus redoutables.

La lecture en diagonale.

Des comptes-rendus sur l'état des récoltes, les visites à la cour de seigneurs alliés, qu'est-ce qui avait bien pu intéresser le prince Isfarak là-dedans ?

Il comprit très vite. Il avait repoussé l'idée, la jugeant improbable, pourtant il devait se rendre à l'évidence. Dans le vieux volume qu'il venait d'ouvrir, la disparition du fils cadet de Judith Ire était relatée en détails.

L'histoire des Disparus, une fois de plus. À ce niveau de coïncidence, ça ne pouvait plus en être une.

Cette fois-ci, elle était narrée par la chef de l'escorte du jeune prince. Le récit du voyage vers le plateau d'Anserün était bien plus précis que dans le document que Kaolan avait trouvé à la Bibliothèque. Une mission de secours avait même été envoyée un mois plus tard, en vain. La route empruntée, l'instant où ils l'avaient quittée, une poignée de points de repère, avec ces informations, Yerón était persuadé qu'il était possible de localiser l'entrée des souterrains avec précision.

Le jeune homme n'en lut pas davantage. Il se leva fiévreusement, coinça le vieux manuscrit sous son bras et quitta la pièce en courant. Il enfila les couloirs et les escaliers à toute allure. Ses pas résonnaient dans les vastes espaces, aussi bruyants que les battements de son cœur. Il arriva à l'entrée de la salle du Conseil en dérapant sur les dalles glissant.

– Eliz ! hurla-t-il à pleins poumons pour couvrir le brouhaha ambiant. Je sais où est allé le prince Isfarak !

Essoufflé par son effort, il s'appuya sur le lourd vantail de bois de la pièce. Eliz et Razilda se levèrent aussitôt, la même expression stupéfaite sur le visage. Le jeune homme brandit le livre corné au-dessus de sa tête.

– Le plateau d'Anserün ! cria-t-il encore pendant que ses amies bousculaient la foule assemblée dans leur hâte de le rejoindre.

Tous les trois allaient quitter les lieux lorsqu'une main agrippa la manche de Yerón.

– Excusez-moi, vous ne pouvez pas sortir des documents des archives, l'interpella le petit secrétaire.

– Urgence vitale ! répondit Yerón avec aplomb. Je vous promets d'en prendre soin et de vous le rendre.

Puis il courut rattraper Eliz et Razilda, déjà loin dans le grand couloir.



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